Euroland, champs de ville
Après Dreamscape, premier livre dédié à un certain visage
de la nouvelle Shanghai, Edith Roux rassemble dans un album sa vision
des mégapoles européennes, qu'elle aligne au soleil unique d'une
étrange quiétude.
Il y a plusieurs façons de jouer avec la vérité et la
plus tentante est bien sûr de la faire mentir sans qu'il n'y paraisse.
Ainsi fait Edith Roux avec ses photographies de villes dans lesquelles
on n'entre pas, de champs dont on ne finit pas de sortir. Euroland, Neverland,
quelle frontière lire dans ces images prises à distance et souvent au ras
du sol, vision naïve de l'enfant ou de l'explorateur confronté à l'horizon
qui interroge ? De la ville qui rassemble et protège, polis antique
ou cité moderne, il ne subsiste que ces nouveaux remparts, aplats aveugles
et colorés des greniers périphériques qu'une mer disparate d'herbes folles
née de pollens semés à tous vents cerne au point qu'on se demande qui,
du végétal ou du construit, absorbera l'autre. A armes égales dirait-on
: les structures serpentines de métal, les enseignes qui brillent au soleil
comme des boucliers ne semblent pas moins fragiles que les ronces ou le
chiendent, même si le cadastre nous rappelle que la friche n'est en réalité
que la mise en jachère d'une spéculation de l'immobilier industriel.
Ces photographies qui balancent entre l'aspect ordinaire des paysages
d'extrêmes banlieues et la vision onirique d'univers différents abolissant
toute profondeur ne représentent pas le premier attentat d'Edith Roux contre
les lois de la perspective. Dans Dreamscape, livre qui défait son volume
pour se métamorphoser en une bande de dix mètres, un mur hétéroclite court
sur trente images pour laisser émerger les arrogances architecturales de
la Shanghai moderne ou soutenir les perspectives plus fidèles de posters
paysagers du commerce. Dans Underscape, travail vidéo à l'interactivité
aléatoire d'une machine à sous, Edith Roux entraîne le spectateur dans
un wagon sans queue ni tête du métro de Shanghai, et plaque ses voyageurs
dos aux publicités des stations. Si on excepte l'intrusion murale
de Dreamscape et le mouvement relatif de l'arrière-plan d'Underscape, la
troisième dimension n'a pas sa place dans l'œuvre déjà importante d'Edith
Roux. En même temps qu'il dissimule toute activité de sol, le point de
vue ramené à celui d'un chardon lamine la profondeur et altère la lisibilité.
Sans doute trouve-t-on là une clef pour entrer dans cet univers où l'imaginaire
n'est autre que le cadeau caché d'images assez belles pour être vraies
: ciel numérisé sans nuages mais finement pollué, éléments rapportés pour
mieux banaliser, l'univers péri-urbain se travestit plus qu'il ne se transforme.
Libérées du vacarme visuel de la circulation, les lisières d'Amsterdam,
de Leipzig ou de Madrid se déroulent sous un temps invariablement beau.
Quand elle s'entête à ce point, l'illusion finit par s'assimiler au rêve
et à ses espaces sans limites où les formes et les couleurs naviguent entre
le merveilleux et l'inquiétant, sous le même soleil. Considéré avec le
recul de l'actualité d'un continent en cours de formation, Euroland esquisse
un nouveau genre, entre l'art contemporain et l'allégorie politique.
Hervé Le Goff
•Euroland, 96 pages 23 cm x 18,6 cm, 34 images couleurs d'Edith Roux, textes de Gilles Clément et Guy Tortosa. Editions Sujet -Objet, Jean-Michel Place, 19 €.
(Texte paru dans le revue Images n°10, mai-juin 2005)