Dreamscape, calmes paysages du cauchemar climatisé
Dreamscape ? Une frise pour le moins insolite. Soit plusieurs dizaines de tableaux photographiques parfaitement alignés et jointifs. On voit en alternance, sur les uns, des immeubles tout juste sortis de terre, à Shanghai, en Chine populaire. Et sur les autres, venues s’y intercaler, diverses images de paysages originaires elles aussi de Shanghai, où on les utilise comme paravent placardés devant les chantiers de construction — des affiches, en l’espèce, montrant forêts profondes, cascades, petites maisons dans la prairie, criques tropicales, cieux éthérés ou pont majestueux enjambant un bras de mer.... Dans la partie basse de la frise, à niveau sur toute sa longueur et y courant à la manière d’un bandeau, la photographie d’un long mur continu unit linéairement l’ensemble, quoique d’une manière non uniforme : ici la surface du mur est lisse et enduite, là son appareillage de pierre est visible, ou recouvert d’une grille : effet de rythme, de scansion, comme pour mieux faire passer l’œil de la photographie d’une vue d’architecture ou d’une vue de paysage à sa suivante. Le titre de l’œuvre, Dreamscape, enfin : contraction de dream (rêve) et de landscape (paysage), il évoque le paysage onirique et, par extension métaphorique, une élévation, un idéal, quelque chose hors du commun, pétri d’extraordinaire, évocation que relaie d’ailleurs le format de cette frise, monumental — 23 m de longueur, 60 cm de hauteur.
Une idéalisation au rabais
Tout ici, sans doute, paraît sortir de l’ordinaire. Les affiches des paysages-paravent ?
Elles déclinent le sublime, le monde édénique, la grandeur de la nature
sauvage ou la fusion entre l’homme et celle-ci. Les immeubles que voit
défiler la fresque ? Parce que plus neufs que neufs, nouvelles formes
orgueilleuses du panorama de Shanghai (tous sont photographiés en fin de
chantier, juste avant leur livraison aux occupants), eux ne sont pas sans
suggérer l’énergie d’un pays en pleine action, engagé dans un cycle formidable
de rénovation immobilière mais aussi matérielle. Ce non-ordinaire, cela
étant, est un leurre. Dreamscape, surtout, rend compte d’un subterfuge
(embellir un lieu urbain quelconque livré aux travaux), subterfuge consistant
à recourir à une simulation, une formule toc. Édith Roux, a-t-elle à présenter
son travail, le confirme : “ À des photographies d’architecture
périurbaine sont juxtaposées des affiches de paysage figurant sur les murs
d’enceinte des chantiers de construction. Il s’agit là d’une imagerie stéréotypée,
internationale, plutôt occidentale, proche de la carte postale. Ces affiches
de paysages souvent idylliques contribuent à camoufler l’opération de destruction
qui a lieu derrière les murs et projettent le citadin vers un avenir prometteur
et idéalisé ”.
Idyllisme d’opérette, recours à une esthétique du chromo et, en bout
de processus, idéalisation à deux sous... Tel est là, plutôt, le véritable
sujet de Dreamscape : le compte-rendu d’opérations de camouflage
menées sur fond de croissance économique à deux chiffres et d’urbanisation
au marteau. Point de départ, Shanghai la classique, avant la fièvre du
Denguisme, ce modèle politique inédit de communisme libéral : la cité
historique, industrielle-marchande et post-coloniale, cumule structure
d’occupation humaine et tissu urbain cohérents, du centre des affaires
du Bund aux périphériques ouvrières. Point d’arrivée, Shanghai aujourd’hui,
après le Denguisme, soit voici un petit quart de siècle, depuis que la
Chine s’est abandonnée aux sirènes de la modernité et du développement
à l’Occidentale : livrée aux chantiers et à la restructuration spatiale,
rien n’y résiste au désir de ses dirigeants de faire de l’ancienne ville
des Concessions la capitale du 21ème siècle, avec tout ce que suppose d’ostentatoire
effet de vitrine un tel impératif : remaniement cadastral radical
et redéfinition des schémas de circulation (le culte de l’autoroute urbaine
et de la perfusion automobile, dans le style de Los Angeles), relogement
massif et surconcentré de la population locale, la plus récente originaire
des campagnes et gonflée en volume par l’exode rural (les grands ensembles),
skyline attrayant (celui du quartier de Pudong aujourd’hui, cette variante
sinisée de la Défense). On cite souvent, entendu lors d’une récente visite
en Chine du maire de Berlin, cet échange verbal suggestif entre ce dernier
et le maire de Shanghai. Quand le bourgmestre berlinois, non sans fierté,
évoque devant son hôte les quelques vingt grands chantiers en cours qu’il
supervise dans la capitale de l’Allemagne réunifiée, le maire de Shanghai,
lui, fait état pour sa ville de rien moins que deux cents chantiers, soit
dix fois plus...
Mauvais songe de la surcroissance
Le sujet de Dreamscape, c’est l’urbanisation à outrance et ses
ravages multiples, géographiques, humains, esthétiques, culturels. C’est,
encore, le masking esthétique derrière lequel on tente tant bien
que mal de ravauder le paraître peu flatteur d’opérations immobilières
soucieuses d’abord d’efficace, et d’un rapide bouclage. C’est, aussi bien,
une séparation : entre l‘homme et son milieu de vie et, particulièrement,
entre la culture chinoise d’aujourd’hui et la tradition urbaine vernaculaire.
Le titre même qu’Édith Roux a donné à sa frise, Dreamscape, n’évoque
pas par hasard le rêve versant merveilleux : le mieux à venir, dorénavant,
il ne peut surgir qu’idéalement, non de manière concrète. Face à la croissance
tentaculaire d’une ville telle que Shanghai, destructrice en diable mais
aussi dramatique dans ses effets de radiation (qu’on songe au rasage des
lilong, ces traditionnelles unités d’habitat populaire, quasi systématique),
que faire sinon rêver ? Rêver la ville à l’ancienne, sur un mode nostalgique.
Rêver aussi, parce qu’elle fait à présent défaut, une osmose résident-nature,
sur un mode cette fois nostalgique et écologique. Sinon, le cauchemar,
le songe mauvais de la surcroissance.
Masquer un chantier derrière une affiche valorisant la nature pure
et souveraine, c’est reconnaître la sous-valeur de ce qu’on dissimule :
tactique, quelque peu usée, du cache-misère, plus celle du substitut, de
la compensation qui console. Mais c’est aussi humilier la nature même,
nature dont l’expression se voit cantonnée au statut paraventaire, comme
spectacle et rien d’autre. La finalité de la nature ? Ainsi comprise,
c’est le chromo, la représentation flatteuse-clicheteuse, à usage instrumental
(décor) ou commercial (tourisme). Il faut imaginer le citadin chinois contemporain
devant de tels simulacres de nature, un citadin qui se révèle être à ce
jour, en forte proportion, un ancien rural. Aucune chance que celui-ci
s’illusionne. Le chromo citant à comparaître la grande nature tendu comme
un écran devant le spectacle répétitif de la Shanghai nouvelle livrée aux
bulldozers et aux maçons ne parle nullement de conciliation, ou de réconciliation
entre l’homme oriental et les élements naturels. Réduisant ces derniers
à une fête convenue pour l’œil, ce type d’image artificielle, tributaire
du poster, suggère tout au contraire une rupture définitive. L’appétence
au Feng Shui qui caractérise l’esprit chinois, ce respect empreint
de sacralité pour les choses naturelles, connaît ici sa défaite factuelle
comme symbolique. Factuelle, car la nature disparaît de la ville nouvelle ;
symbolique, car le concept même de nature se dissout en tant que tel, devenu
caduc tandis que la ville se met aux normes de l’urbanisation Western
Touch, dénaturalisée par essence.
Un témoignage
Pour peu que le spectateur de Dreamscape se rapproche de la frise
d’Édith Roux, il verra alors sans mal quelques défauts. Sur les
belles vues de nature ou sur le mur qu’a photographiés l’artiste, il trouvera
ainsi salissures, graffitis, stikers publicitaires. Petits détails de rien,
mais instructifs. Preuve d’irrespect, d’abord : le passant chinois,
sur place, s’en est servi comme support d’écriture ou d’annonces, selon
le principe du dazibao. Preuve, aussi, de non-croyance dans la
représentation de la nature ainsi offerte. Esthétiques, ces dégats, partant,
sont sémantiques, ils signifient une sorte d’abdication (la beauté ?
le naturel ? les belles choses du monde ? Pour finir, quelle
importance...). Ils disent aussi l’omniprésence de la vie réelle, impératifs
et conséquences confondus, dont notre usage toujours quelque peu salissant
des choses, cette entropie que l’espèce humaine sait si bien provoquer,
et entretenir.
Au-delà de sa facture didactique, Dreamscape tient de l’acte d’enregistrement.
De même que les Becher ont pu photographier des ruines industrielles, ou
Ruscha des zones urbaines, du ton le plus objectif qu’il est possible,
Édith Roux photographie sans plus d’état d’âme les immeubles-machines à
habiter que le business immobilier fait sortir du sol de Shanghai à la
vitesse du bambou. Cet enregistrement prend valeur de témoignage. On y
verra l’équivalent d’un descriptif : c’est là, simplement,
signature Âge nouveau de cette Chine arriérée qui longtemps se voulut nouvelle
sans pouvoir l’être mais qui l’est bel et bien, pour finir. Cet enregistrement,
encore, est l’occasion d’une réflexion. Réflexion sur la pauvreté extrême
des architectures de la nécessité, dont la mission unique est de loger
le plus grand nombre de résidents au plus bas coût possible, avec ce corollaire,
une nullité architecturale qu’on habille à la va-vite d’une hybridité de
circonstance, entre kitsch et syncrétisme de type copier-coller bâclé empruntant
dans le désordre à l’esthétique occidentale (la haute tour, la cité jardin)
et au goût oriental (le décor ornemental, la citation locale de type toit
de pagode). Réflexion, encore, sur la faillite concomittante de l’architecture
“ écologique ”, chérie pourtant des architectes (ou) urbanistes
contemporains. Non que l’architecture écologique soit hors de portée, elle
a un coût, trop élevé, inadapté aux contraintes de la ville champignon.
Et reste pour cette raison d’abord, s’agira-t-il de faire concret (et rapidement),
une formule de riche (notons à cette heure quelques applications en la
matière de Toyo Ito, en Hollande, tout au plus).
Sans doute est-il toujours facile, comme un Isozaki, de concevoir
des “ villes mirages ” (projet Kaishi-Haishi) en harmonie
avec la nature, ou, avec les métabolistes tels que Kisho Kurakawa ou Kinonori
Kikutabe (inventeur, ce dernier, de villes flottantes), de faire valoir
tout l’avantage qu’il y aurait à vivre dans des cités intégrant à leur
propre matière l’écosystème naturel. Rapporté à la Shanghai Architectural
Attitude et, plus largement, au paysage réel que dessine l’architecture
asiatique concrète (pour solde de tout compte de grands, très grands ensembles
sur le modèle à peine requalifié dont ont usé et abusé Europe occidentale
et États-Unis entre années 1930 et 1970, et dont on connaît la faillite
finale), ce genre de positionnement n’est pas seulement élitiste, il est
aussi d’ailleurs. Hors du monde vrai, tout simplement.
Paul Ardenne
(Texte d’introduction du livre Dreamscape, Editions Images en Manœuvres, 2004)